The Silence of Numbers par Mitra Tabrizian
« Prophétiser la catastrophe est d’une banalité incroyable. Le geste véritablement original est de partir du principe qu’elle a déjà eu lieu. » — Jean Baudrillard
À propos de l’artiste
Mitra Tabrizian est une artiste et réalisatrice irano-britannique. Son travail photographique, largement exposé et publié, fait partie des collections de grands musées et institutions internationales. Elle a notamment présenté une exposition personnelle à la Tate Britain en 2008 et a exposé à la Biennale de Venise en 2015. Elle a reçu le Rose Award for Photography de la Royal Academy en 2013, ainsi qu’un titre honorifique de la Royal Photographic Society en 2021.
Son premier long-métrage, Gholam (film britanno-iranien, 2018), salué par la critique, a connu une belle carrière en salles. Il est aujourd’hui disponible sur BFI Player, Amazon Prime et en VOD dans le monde entier.
Mitra Tabrizian a également collaboré avec Ben Okri, lauréat du Booker Prize, pour le court-métrage The Insider (2018), commandé par le Coronet Theatre en écho à L’Étranger d’Albert Camus, adapté pour la scène par Okri. Elle développe actuellement son second long-métrage, The Far Mountains, en collaboration avec le British Film Institute (BFI).
Un Retour Puissant À La Photographie Fixe
Avec The Silence of Numbers, Mitra Tabrizian signe un retour marquant à la photographie fixe, tout en exprimant un sentiment d’éloignement et de désorientation renforcé par les bouleversements mondiaux récents. Cette série, entamée dans le sillage de la pandémie de COVID-19, se divise en deux volets : le premier présente des paysages urbains inversés – des images littéralement et symboliquement mises sens dessus dessous – qui traduisent l’incertitude vertigineuse de cette période. Le second dévoile des vues urbaines plus subtiles, mais empreintes d’un étrange malaise.
Une silhouette solitaire s’enfonce dans un vide, des oiseaux semblent reposer sur l’herbe plutôt que de voler dans le ciel... Ces dissonances visuelles évoquent un monde devenu étranger, rappelant la suspension irréelle du quotidien pendant les confinements.
Le titre de la série, énigmatique, ouvre de multiples pistes de lecture. Il évoque peut-être la manière dont les victimes de la pandémie ont été réduites à de simples statistiques – un « silence des chiffres » qui résonne comme l’absence des morts et le vide qu’ils laissent derrière eux. Cette abstraction du deuil constitue le cœur émotionnel du projet. Le titre pourrait aussi suggérer notre silence collectif face à la catastrophe environnementale, un thème de plus en plus central dans cette série.
Dans ces images, l’immobilité devient un langage du deuil : un silence qui ne renvoie pas seulement à l’absence de sons, mais à celle des explications, des présences et du sentiment d’appartenance.
Depuis longtemps, Mitra Tabrizian explore les thèmes de l’aliénation, de l’exil et de la déconnexion. Ses séries précédentes, comme Border et Naked City, s’intéressaient déjà aux dimensions psychologiques et politiques de la marginalisation, préférant les récits fragmentés aux histoires closes. Ses personnages ne sont pas les acteurs de récits lisibles, mais des présences fantomatiques, figées dans des moments de transition ou de réflexion. Influencée par Artaud et Brecht, Mitra Tabrizian revendique la théâtralité de ses mises en scène, invitant le spectateur à une réflexion critique plutôt qu’à une simple émotion passive.
Son usage d’une photographie « directe », sans manipulation numérique, accentue la tension entre le réel et l’étrange, renforçant l’inconfort de ces univers à la fois familiers et troublants.
Avec The Silence of Numbers, cette dualité est poussée à son paroxysme. L’inversion des images désoriente un instant le regard, obligeant à regarder encore, à questionner non seulement ce que l’on voit, mais aussi ce que l’on croit savoir. L’acte même de percevoir devient incertain, miroir du désarroi existentiel des dernières années. Dans ses œuvres, la nature n’apparaît plus comme un refuge, plutôt comme une menace : ciels plombés, végétation envahissante, paysages oppressants et presque méconnaissables. Les décors urbains, eux, imposent leur froideur et leur indifférence. Ces espaces ne sont plus ceux du collectif, mais de l’isolement. Cependant, un détail ne doit pas passer inaperçu : malgré l’inversion des décors, les personnages de Mitra Tabrizian restent toujours debout, droits face à l’adversité. Cette discrète résistance porte en elle une lueur de résilience.
Même dans les heures les plus sombres, même quand tout semble s’effondrer, il reste la possibilité de tenir, de préserver sa dignité.
Mitra Tabrizian évite pourtant tout didactisme. Si les enjeux sociopolitiques sont profondément inscrits dans son travail, elle refuse l’esthétique du manifeste visuel. Elle préfère créer des espaces de contemplation, où l’absence, le silence et l’ambiguïté peuvent pleinement résonner. Son Œuvre exige un engagement actif, parfois inconfortable, et nous confronte autant aux réalités extérieures des crises et des pertes qu’aux bouleversements intérieurs qu’elles provoquent.
À une époque saturée de bruit visuel, The Silence of Numbers propose un geste radical de retenue.
Par sa palette tamisée, ses vides saisissants et son refus du spectaculaire, la série parle des ravages de notre temps. Mitra Tabrizian nous rappelle que le silence peut être bien plus qu’une absence de sons : il peut devenir un espace de mémoire, de deuil et, peut-être, timidement, d’espoir.
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