Dans cet entretien mené par Laurel Bouye, responsable des artistes chez Rise Art, Steph Goodger revient sur les histoires qui ont marqué son enfance et nourri son intérêt pour la guerre et l'histoire sociale, sur les techniques et les textes qui guident ses nouvelles peintures et sur l'urgence des événements mondiaux actuels qui renforcent son sentiment de responsabilité artistique.
Dans votre enfance, y a-t-il eu des expériences ou des environnements particuliers qui ont éveillé votre intérêt pour l'histoire sociale, les conflits ou les traumatismes ?
Chez mes parents, il y avait des livres partout. Il y en a toujours, d'ailleurs. Le bureau de mon père débordait d'ouvrages obscurs, ma mère avait gardé les classiques de ses années d'études. Elle a fait de la littérature, mon père est docteur en sociologie et a enseigné à l'université.
Mon grand-père paternel me racontait beaucoup sa vie. Parti de rien, il est devenu ébéniste puis professeur. Après la Seconde Guerre mondiale, il a été le premier directeur du Rycotewood College à Thame, dans l'Oxfordshire. L'établissement formait des jeunes issus de milieux défavorisés aux métiers de l'ébénisterie, de la charpenterie et du génie agricole. Le Rycotewood Furniture Centre existe toujours !

Petite, j'avais le droit de jouer avec les vieilles jumelles de campagne de mon grand-père maternel, celles de la Première Guerre mondiale. L'étui en cuir épais était percé d'un impact de balle de part en part. Stephen est mort l'année de ma naissance. On me racontait souvent des histoires presque mythiques sur une grande bataille à laquelle il avait pris part dans sa jeunesse.
À cinq ans, j'ai vu la tapisserie de Bayeux lors de vacances en Normandie. J'étais fascinée par la représentation de la bataille d'Hastings et par Harold avec sa flèche dans l'œil. Encore une bataille fantastique venue d'un lointain passé.
Parlez-nous de l'inspiration et du processus derrière vos séries The Valley et The Crossing.
« ...le plus convaincant dans la réalité, c'est justement l'irréalité de la scène... On dirait une bataille dans un rêve, qui se déroule sur des collines vertes au milieu de haies fleuries... »
Paul Nash (artiste de guerre britannique), 1917
Longtemps, j'ai cru que Nash parlait du champ de bataille de 14-18, alors qu'il décrivait en fait La Bataille de San Romano d'Uccello. Ces trois tableaux d'Uccello me font penser à la tapisserie de Bayeux. Comme les toiles de Nash, ils dégagent cette sensation immersive, irréelle, propre aux zones de guerre – cette qualité de la bataille qui me poursuit depuis l'enfance.
Les tranchées peintes par Nash m'ont guidée dans ma façon de traiter le paysage du conflit, autant dans The Valley que dans The Crossing. L'idée, c'est de voir la terre comme un corps qui absorbe le traumatisme et l'exprime, reflet du choc mental et physique extrême de la guerre.

Dans The Valley, la terre absorbe l'énergie de l'explosion, puis l'exprime en se fracturant, en se brisant en éclats anguleux, en formant des cours d'eau ou des flaques opaques.
La série The Crossing se concentre sur un lieu de rencontre. Elle est née d'éléments de The Valley, là où une voie ferrée et une rivière se croisent, la voie passant au-dessus de la rivière.
Cette image du lieu de rencontre vient aussi de T. S. Eliot, dans The Hollow Men (1925) : « ...Dans ce dernier des lieux de rencontre... Rassemblés sur cette rive du fleuve tumultueux. »
Avez-vous utilisé de nouvelles techniques ou de nouveaux matériaux pour ces séries ?
Pas vraiment nouvelles car j'ai déjà travaillé le collage, le photomontage et le dessin. Mais ici, ils sont peut-être mieux intégrés au processus de peinture.
Je suis partie d'archives photographiques de la guerre des tranchées. J'ai découpé des photocopies pour créer des collages, puis j'ai dessiné par-dessus. Ces pièces avaient leur propre valeur et servaient aussi de modèles pour les peintures. D'abord pour une série de petites huiles ovales, Pearls. Ensuite, j'ai fusionné certains collages numériquement pour créer un panorama, qui a donné naissance à The Valley, ces grandes huiles panoramiques.

Cette méthode me permettait de rester au plus près du sujet tout en distillant les images en quelques éléments clés : l'explosion, le cours d'eau, la voie ferrée – que certains voient comme une échelle de tranchée. Découper et réagencer les photos, puis les collages eux-mêmes, c'était comme travailler sur cette idée du paysage comme un corps en perpétuelle mutation, qui se brise et se reconstruit autrement.
La croix qui revient dans The Crossing est apparue en jouant avec les peintures sur ordinateur, en les faisant pivoter, en répétant certaines parties jusqu'à ce qu'une image émerge – comme une couture qui maintient la surface.
Des textes littéraires ou philosophiques ont-ils nourri The Valley ou The Crossing ?
J'ai appelé les premiers collages et les peintures ovales Pearls d'après ce passage de La Tempête de Shakespeare, la chanson d'Ariel :
À cinq brasses ton père repose ;
Ses os sont devenus corail ;
Ces perles furent ses yeux ;
Rien de lui ne se fane,
Mais subit une métamorphose marine
En quelque chose de riche et d'étrange.
Une image poignante de transformation après la mort, celle du père noyé. Ce thème traverse tout mon travail, des premiers collages jusqu'à The Crossing. Dans un collage, j'ai collé des pétales de rose sur la tête d'un soldat explosée. Dans un autre, j'ai transformé un badge de régiment colonial écossais en soleil.

Le lieu de rencontre, comme je le disais, vient de The Hollow Men de T. S. Eliot, 1925. C'est le « royaume crépusculaire ». On y trouve des références récurrentes aux yeux, aux roses, aux mâchoires brisées – tout ça réapparaît dans The Crossing. Le poème commence ainsi :
Mistah Kurtz—il est mort...
Une référence au personnage insaisissable de Kurtz dans Au cœur des ténèbres de Conrad. Conrad explore cette notion d'hommes creux, vidés par l'empire. Il compare le personnel colonial du comptoir du Congo belge à des mannequins de vitrine, évoquant leur faillite morale et émotionnelle. Je me suis beaucoup nourrie de l'atmosphère créée par Conrad et Eliot pour ma série sur les paysages de 14-18.
Votre processus passe par des recherches approfondies avant même de toucher un pinceau. Racontez-nous un moment où une information ou une photographie a vraiment résonné en vous et débouché sur une percée.
C'est souvent comme ça que je travaille, donc j'ai plein d'exemples ! En lisant le Journal de guerre de la 12e batterie de la Royal Garrison Artillery (mai 1915–octobre 1916), je suis tombée sur l'entrée du 2 août 1916, bataille de la Somme. Mon grand-père Stephen y est décrit comme l'un des deux hommes blessés dans une explosion entre 8h30 et 9h, évacué en ambulance pour traumatisme de guerre. J'ai eu l'impression que le temps se repliait, que ces cent ans disparaissaient. Je me suis alors mise en quête de photographies de lui dans les archives. Je ne l'ai jamais trouvé – ou peut-être l'ai-je raté – mais j'ai accumulé une masse de photos qui sont devenues les collages.

Comment filtrez-vous ces vastes sujets pour les faire entrer dans l'espace plus intime et imaginaire de vos peintures ?
Filtrer, traduire, digérer : ça prend du temps. Chaque série a ses propres besoins. J'utilise différents outils – dessin, collage, photomontage, maquettes – pour traiter les sources : photos, fragments d'architecture, espaces, objets. Pour les reconstruire ou les transformer.
Je passe beaucoup de temps à jouer avec le dessin et le collage, physiques ou numériques, jusqu'à ce que quelque chose prenne forme, qu'une voie s'ouvre. Parfois c'est un vers qui apporte la clarté, donne une cohérence et une direction à des éléments qui refusaient de s'assembler.
Votre travail aborde les conflits, les traumatismes, la vulnérabilité humaine. Dans quelle mesure l'actualité mondiale nourrit-elle votre perspective ?
De plus en plus ! Quand on travaille sur des thèmes historiques, il faut aussi reconnaître qu'on fait partie de cette histoire. Pas comme simple observateur, mais avec un rôle actif. Après avoir traité tant de sujets liés à l'impérialisme, au colonialisme, aux conflits, aux injustices sociales, j'ai ressenti un appel à l'action en voyant, à travers les images brutes des journalistes gazaouis, le génocide du peuple de Gaza.

Avant ça, je crois qu'il me manquait quelque chose pour relier tous mes thèmes. À savoir que l'ordre international d'après-guerre n'est qu'une façade, et que le monde fonctionne toujours avec la même brutalité d'avant, selon une logique coloniale pure, par des monopoles impériaux qui ont besoin d'une guerre, d'une division et d'un chaos perpétuels pour survivre. Toujours dirigé par les hommes creux : Amnesty International UK, 15 juillet 2025 : Les ministres des Affaires étrangères de l'UE refusent d'imposer des embargos sur les armes ou des sanctions contre les ministres israéliens.
« Ce sera l'un des moments les plus honteux de l'histoire de l'UE » — Agnès Callamard, Secrétaire générale d'Amnesty International.
Le Monde, 11 septembre 2024. En mai 2024, une écrasante majorité de l'Assemblée générale de l'ONU s'est prononcée pour une pleine adhésion des Palestiniens, bloquée par les États-Unis.
Le 5 juin 2025, les États-Unis ont opposé leur veto pour la cinquième fois à une résolution du Conseil de sécurité appelant à un « cessez-le-feu immédiat, inconditionnel et permanent » à Gaza. Les 14 autres pays du Conseil ont voté pour.
Avez-vous exploré d'autres formes artistiques au-delà de la peinture récemment ?
En janvier 2024, je suis tombée sur Instagram sur la photo d'une petite fille tuée dans un bombardement israélien sur Gaza. Elle tenait encore le morceau de pain de son petit-déjeuner. Ensuite, mon fil s'est rempli d'images d'enfants tués, blessés, aux membres arrachés, brûlés, défigurés par les bombardements et les tirs de chars. Puis les victimes de tireurs d'élite, touchées à la tête. Puis les bébés et les enfants affamés, les infections terribles.
J'ai senti qu'il fallait que je témoigne, autant que possible, pour chacun de ces enfants. Je les ai dessinés directement d'après les images des journalistes gazaouis, sur du papier A5, crayon et crayons de couleur. J'ai aussi noté tous les faits connus sur chaque enfant.

Ces nouveaux médias sont-ils devenus une fin en soi plutôt qu'une simple étape préparatoire ?
(Reuters, 10 novembre 2023) « Un enfant est tué en moyenne toutes les dix minutes dans la bande de Gaza », a déclaré le directeur général de l'OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, au Conseil de sécurité de l'ONU.
Le film Every Ten Minutes est né de l'envie de rassembler tous ces dessins et de les diffuser au plus large public possible. Le montage final de la version longue présente 70 dessins sur 17 minutes.
Quand l'idée du film a émergé, j'ai contacté Maysaa, une amie à Gaza avec qui je corresponds depuis plus d'un an. Elle a demandé à son amie Suzan, elle aussi mère gazaouie, si elle accepterait de chanter pour la bande-son la berceuse palestinienne Yalla Tnam.
La voix de Suzan a transformé le film en quelque chose de beaucoup plus riche, profondément poignant. Sa voix parcourt chaque trait, caresse et apaise. La seule paix possible se trouve dans le monde des rêves. Comme l'écrit Mahmoud Darwish : « ...Ils dorment au-delà des limites de l'espace, sur une pente où les mots deviennent pierre... » (Sur la pente, plus haut que la mer, ils dorment.)
La voix de Suzan a transformé le film en quelque chose de beaucoup plus riche, profondément poignant. Sa voix parcourt chaque trait, caresse et apaise. La seule paix possible se trouve dans le monde des rêves. Comme l'écrit Mahmoud Darwish : « ...Ils dorment au-delà des limites de l'espace, sur une pente où les mots deviennent pierre... » (Sur la pente, plus haut que la mer, ils dorment.)
