Nelson Ijakaa, artiste kényan et défenseur des causes sociales, s’est imposé comme une figure incontournable à l’intersection de la créativité, de l’activisme et des nouvelles technologies. De ses débuts à Nairobi à sa résidence actuelle à Hambourg, il n’a cessé de défendre une vision selon laquelle l’art n’est pas simplement un moyen d’expression, mais une force capable de transformer la société.
Malgré son emploi du temps chargé – entre résidence, enseignement et activisme –, j’ai eu la chance de m’entretenir avec lui. Professeur honoraire à la HFBK de Hambourg, il y anime des discussions passionnantes sur l’influence des technologies comme la réalité augmentée (AR) et l’intelligence artificielle (IA) sur les arts visuels. Ensemble, nous avons exploré des sujets allant de l’indépendance du Kenya à son engagement pour rendre les galeries contemporaines plus inclusives, sans oublier son combat pour amplifier les voix africaines dans un monde dominé par des récits occidentaux.

Notre échange s’est déroulé très naturellement, abordant des sujets aussi vastes que l’indépendance du Kenya – un thème central dans les œuvres actuellement présentées surr Rise Art – jusqu’à sa volonté de rendre les galeries contemporaines plus inclusives. Écouter Nelson Ijakaa parler était une expérience captivante. Ses mots, empreints de savoir, portés par une passion et une conviction inébranlables, m’ont laissé dans un profond émerveillement.
J’espère rendre justice à la richesse de ses réflexions à travers cet article. Pour plus de clarté, j’ai structuré nos échanges en plusieurs sections, en tenant compte de la complexité et de la sensibilité des histoires évoquées. Grâce aux conseils et aux révisions de Nelson Ijakaa, j’ai tenté de retranscrire cette conversation avec tout le soin qu’elle mérite.
Nairobi : un terreau d’inspiration façonné par les contrastes
Nairobi, ville de paradoxes, allie effervescence culturelle et profonde inégalité. Les violences post-électorales de 2007 et 2017 ont laissé des traces indélébiles, alimentées par la corruption systémique et la répression brutale. Ces événements ont marqué Nelson Ijakaa, qui a trouvé dans les centres de justice sociale des bidonvilles un lieu d’apprentissage et d’inspiration. Ces espaces, conçus pour organiser, soigner et donner une voix aux marginalisés, ont éveillé sa conscience artistique.

Aux côtés de son mentor, Patrick Mukabi, au GoDown Art Centre, Ijakaa a découvert comment l’art pouvait devenir un outil puissant de changement social. Travaillant près de Mukuru, l’un des plus grands bidonvilles d’Afrique, il a été bouleversé par les conditions de vie des habitants. « J’ai compris à ce moment-là que ce pays, soi-disant prospère, échoue à protéger ses citoyens les plus vulnérables », confie-t-il.
Cette proximité avec Mukuru a profondément influencé la compréhension que Nelson Ijakaa a de l’art en tant qu’outil de transformation sociale : « J’ai commencé à me poser des questions : qu’est-ce que je peux apporter à ce dialogue ? Comment puis-je contribuer à améliorer les choses ? » Émerveillé par la résilience quotidienne des habitants de Nairobi, il a entrepris d’utiliser son art pour humaniser et amplifier les récits de ceux que la société tend à ignorer.
Dans la vidéo ci-dessus, Nelson Ijakaa décrit ce qu'est pour lui un véritable héros lors de l'exposition African Heroes (2021) qu'il a organisée avec l'artiste Rich Allela. L'exposition a permis aux visiteurs d'utiliser leurs iPhones pour donner vie aux photographies et aux peintures exposées grâce à la réalité augmentée.
Maandamano II (pastels à l’huile, acryliques et transfert d’images, 2024, 97,5 x 60 cm) et The Crucifixion; (Maandamano) (acryliques et transfert d’images, 2024, 140 x 191 cm) s’inscrivent dans un ensemble récent célébrant les 60 ans d’indépendance du Kenya. « Dans ces œuvres, j’analyse et critique ce que signifie vivre dans un Kenya indépendant aujourd’hui, en mettant en contraste la réalité actuelle avec l’optimisme qui imprégnait l’immédiat après-indépendance. Je m’appuie sur des matériaux d’archives, tels que des documents déclassifiés et des coupures de journaux, pour construire un récit comparatif des expériences vécues dans le pays au cours des six dernières décennies. »

Les sujets des portraits sont de jeunes résidents d’Anidan, un orphelinat situé à Lamu, au Kenya, où Nelson Ijakaa a enseigné durant une résidence en 2019. « Pour moi, explique l'artiste, ces jeunes, souvent oubliés, incarnent les défaillances de l’État à assumer ses responsabilités envers la société. »
Les ombres du passé : l’art comme acte de mémoire
L’un des projets les plus marquants d’Ijakaa est son utilisation de l’art des ombres pour dénoncer les violences policières à Nairobi. En réutilisant des feuilles d’acrylique récupérées dans les rivières polluées de la ville, il a créé des sculptures qui projettent des silhouettes poignantes. Ces ombres incitent le spectateur à réfléchir sur la violence omniprésente, tout en rappelant les tragédies invisibles que les sociétés tendent à ignorer.
« Lorsque les gens ressentent l’art, au-delà de le voir, il reste gravé en eux », explique-t-il. Ce souci de créer des expériences multisensorielles reflète sa volonté de rendre l’art accessible et mémorable.

Décoloniser l’IA : un nouvel activisme
Résidant désormais entre Hambourg, Nairobi et Arusha, Nelson Ijakaa se consacre à l’éthique de l’IA et de l’AR, et à leur potentiel pour autonomiser les artistes africains. S’il reconnaît les opportunités offertes par ces technologies, il dénonce également leur utilisation abusive comme une forme de colonialisme moderne.
Lors d’un projet avec Greenpeace, il a confronté les biais des bases de données visuelles dominées par des perspectives occidentales. « Lorsque vous cherchiez ‘neige à Nairobi’, vous tombiez sur des images de Paris », raconte-t-il. Ces expériences l’ont poussé à plaider pour des bases de données plus représentatives, capables de refléter les réalités et les imaginaires africains.
Rendre l’art accessible à tous
Pour Nelson Ijakaa, l’inclusivité reste une priorité. Lors d’une exposition à Nairobi, il fut arrêté par des agents de sécurité qui ne le reconnurent pas comme l’artiste. Plutôt que de s’en offusquer, il les invita à découvrir son travail, illustrant sa vision d’un art ouvert à tous, indépendamment des barrières sociales ou économiques.
« L’art appartient à chacun », insiste-t-il. Cette philosophie se retrouve dans son combat pour démanteler les structures élitistes des espaces d’exposition, en ouvrant ces lieux à des publics souvent marginalisés.
Vers un nouveau canon artistique
Nelson Ijakaa milite également pour réécrire l’histoire de l’art afin de reconnaître l’apport des artistes africains. Pourquoi des figures comme Picasso ou Matisse dominent-elles encore les récits, alors que tant d’artistes africains restent méconnus ? « Les artistes africains ont toujours existé. Il est temps de leur rendre justice et de célébrer leur contribution », affirme-t-il avec conviction.

Une pratique en constante évolution
Le processus derrière Miaka Sitini II, une œuvre faisant partie d’un diptyque, a impliqué la collecte de journaux et de documents datant des premières années qui ont suivi l’indépendance du Kenya. Ces matériaux, aussi utilisés dans Miaka Sitini III, reflètent les espoirs et les ambitions d’une nation nouvellement indépendante, tout en dévoilant les défis et les complexités de l’époque. Dans Miaka Sitini II, ces archives sont mises en parallèle avec des actualités contemporaines, invitant ainsi à réfléchir sur ce qui a changé et ce qui a perduré lors des 60 dernières années.

« L’image principale est transférée sur la toile, aux côtés des matériaux d’archives, tandis que le fond est peint à l’acrylique sombre », explique Ijakaa. « Des feuilles de monstera, souvent associées aux forêts tropicales, entourent les sujets. Dans ce contexte, ces feuilles symbolisent la complexité et les multiples couches cachées du sujet, dissimulant partiellement les transferts d’images et évoquant la profondeur et le mystère des forêts tropicales. »
Un avenir multisensoriel
Aujourd’hui, la pratique artistique de Nelson Ijakaa demeure résolument multidisciplinaire. De l’art des ombres aux installations vidéo, des gravures sur bois aux techniques de transfert d’images, son travail échappe aux contraintes d’un médium unique. « Il y a tant de pression pour se conformer à un style signature, mais je crois en une évolution organique », confie-t-il.

Avec l’émergence d’artistes jeunes et engagés politiquement à Nairobi, défiant la répression gouvernementale, Nelson Ijakaa entrevoit un espoir. La scène des galeries de la ville est devenue un lieu où s’expriment des œuvres audacieuses, généralement provocantes, abordant des sujets tabous comme la violence systémique ou la question queer. « La production artistique de cette époque est porteuse de sens », affirme-t-il. « Elle reflète la résilience et l’esprit des habitants. »
Alors qu’il continue à repousser les frontières de l’art et de l’éducation, Nelson Ijakaa nous rappelle que la créativité n’est pas simplement un acte d’expression personnelle, mais un puissant moteur de changement. Que ce soit en décolonisant l’intelligence artificielle ou en amplifiant les récits des communautés marginalisées de Nairobi, il redéfinit la manière dont le monde perçoit ce que l’art peut – et devrait – être.